Cédric Villani
Mathématicien
Être matheux et être philosophe, ce n’est pas la même chose, surtout aux yeux du grand public. Pourtant, il y a des connexions.
Dans un sens, je pense qu’on peut très bien être un grand mathématicien en se passant complètement de philosophie. Même si on trouve des exemples de gens qui sont à la fois de grands mathématiciens et de grands philosophes – par exemple Henri Poincaré, encore lui, dont les ouvrages de philosophie des sciences sont reconnues comme les plus importants du XXème siècle. Mais, le langage mathématique se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin de la philosophie, sauf pour se rendre compréhensible aux non-mathématiciens. Et tous les mathématiciens n’ont pas vocation à vulgariser leur discipline.
Dans l’autre sens, je pense qu’il est beaucoup plus utile pour un philosophe qui veut avoir une réflexion de qualité de faire des mathématiques ou d’avoir de bonnes connaissances en mathématiques. Simone Weil est un bon exemple. Le XVIIème siècle rationaliste avecDescartes, Pascal, Spinoza et Leibniz, puis les Lumières sont des périodes où tout le monde se pique de mathématiques ou essaie de faire des mathématiques. On n’y pense beaucoup moins maintenant. Les philosophes du XXème siècle qui mettent beaucoup de mathématiques dans leur œuvre « bluffent » le plus souvent ou bien les utilisent comme une sorte d’objet artistique auquel ils ne comprennent pas grand-chose. Mais je suis sûr qu’il peut être très utile pour un philosophe de s’y connaître en mathématiques.
Faisons donc un peu de philosophie, si vous le permettez. Pensez-vous, comme Galilée, que la nature soit « écrite dans un langage mathématique » ou bien que les mathématiques sont un langage projeté par l’homme sur une nature qui ne le parle pas ?
Mais il s’agit là d’une question quasiment religieuse, en tout cas métaphysique, qui nous sort de la seule sphère scientifique. Il y est plus question de croyances que de vérités démontrées. C’est une manière de voir les choses qui entre en harmonie ou en résonnance avec d’autres versants de la philosophie. Toutefois, je crois que c’est Galilée qui a raison.
Je crois que l’univers est sous-tendu par des concepts mathématiques intrinsèques, existants, comme des sortes d’objets qui flottent. Nos réalisations mathématiques sont des incarnations de ces concepts abstraits et qui s’appuient dessus. Ce langage est certes accessible aux êtres humains, mais il traduit bien des idées et des concepts mathématiques préexistants.