La propriété intellectuelle a-t-elle encore un sens dans l’ère numérique?
Cette question fut une première fois évoquée dans le cadre de l’émergence du Peer to Peer et de la musique “piratée / librement distribuée” (suivant le point de vue que l’on adopte), puis de la mise en place d’Hadopi. Il s’agissait alors d’un débat sans fin tant deux visions du monde s’affrontaient. L’incapacité des protagonistes à s’écouter mutuellement a finalement rendu l’échange impraticable.
Aujourd’hui, huit ou neuf ans plus tard, l’interpellation revient sous une autre forme : Elon Musk a ainsi fait savoir qu’il n’accordait qu’une importance secondaire à l’impressionnante avance qu’il avait accumulée avec ses technologies de batteries et de moteur électrique pour la Tesla ; il a affirmé que quiconque connecterait ses véhicules à sa plateforme digitale aurait le droit d’utiliser gratuitement cette propriété industrielle, à la stupéfaction des autres constructeurs automobiles.
De son coté, Mark Zuckerberg publie depuis plusieurs années, l’ensemble de la recherche de Facebook de façon totalement ouverte. Il s’est plusieurs fois exprimé à ce propos, jugeant que la R&D devait être partagée le plus largement possible pour être rentabilisée.
Les brevets : Wired ou Tired ?
D’une façon plus générale, un observateur raisonnable du monde de la propriété industrielle ne pourrait sans doute faire qu’un seul constat : ce qui fut un outil redoutable de création de richesse tout au long du XIXème et XXème siècle, semble ne plus ni être aussi efficace dans l’ère au sein de laquelle nous rentrons, ni désormais constituer une réelle barrière à l’entrée vis-à-vis de la concurrence. Ainsi dans le domaine des lanceurs spatiaux par exemple, le même Elon Musk est parvenu à bâtir une offre crédible, ex-nihilo.
En moins d’une dizaine d’années, il a réussi à développer un lanceur spatial de qualité, contournant l’imposante propriété industrielle accumulée par les principaux acteurs de la place, dont la plupart existent depuis au moins une cinquantaine d’année. Cet exploit a provoqué stupeur et tremblements de la part de ces acteurs parce que les technologies spatiales sont généralement considérées comme « souveraines » c’est à dire qu’elles nécessitent un effort technologique en R&D tellement significatif que seuls les Etats parviennent à en disposer.
A contrario, des secteurs économiques qui reposent principalement sur la propriété industrielle semblent avoir le plus grand mal à préserver leurs modèles d’affaires. Il en est ainsi des acteurs du médicament. Bien qu’accroissant de façon exponentielle les dépenses en R&D au cours des dix dernières années, les découvertes de nouvelles molécules réellement originales ne semblent pas être à la hauteur. Dans ce secteur d’activité, les chercheurs paraissent s’accorder sur le fait que les découvertes « faciles » ont largement été faites et que des investissements considérables sont désormais nécessaires pour parvenir à continuer de créer des «blockbusters».
Des secteurs économiques qui reposent principalement sur la propriété industrielle semblent avoir le plus grand mal à préserver leurs modèles d’affaires.
Certes, les brevets continuent de protéger de nombreux innovateurs. Bertin Nahum par exemple, le CEO de Medtech déclare recourir largement aux brevets pour protéger la nature innovante de ses robots chirurgiens. Apple, une entreprise résolument représentative de l’ère digitale, est également dans le top 15 des plus importants déposants de brevets des USA, même si proportionnellement à sa valeur boursière, son activité en propriété industrielle semble relativement faible. Les fabricants de molécules médicales font reposer l’ensemble de leurs modèles d’affaire sur la propriété industrielle . Et de nombreuses autres sociétés tirent de larges bénéfices du fait de parvenir à être les détenteurs exclusifs de cette propriété.
Les brevets, moins efficaces au XXIème siècle ?
La question n’en reste pas moins de savoir si nous n’entrons pas dans une nouvelle ère dont les règles changeraient radicalement, rendant inefficaces les stratégies d’entreprises du XXème siècle, tant celles de l’ère digitale seraient comparativement plus performantes. Plusieurs indices permettent de le croire.
La pensée de rupture – disruptive thinking – est la quintessence du processus d’innovation
En ce qui concerne les brevets par exemple, le principe qui justifie leur existence serait que l’innovation qu’ils protègent est le résultat d’une intensité de travail -ou autrement dit de capital- élevée, sur laquelle le brevet confère une exclusivité d’usage. Ce principe reste efficace lorsqu’un petit nombre d’organisations peuvent faire cet investissement et que le risque de contournement de l’invention reste limité car le nombre d’acteurs est lui même limité. Mais que penser d’un monde où les innovateurs peuvent survenir d’à peu près n’importe où? Car c’est peut être ainsi qu’il faut désormais appréhender notre ère : un univers versé dans l’innovation ouverte, où la connaissance générique est accessible à tous, et où la pensée de rupture -disruptive thinking- est la quintessence du processus d’innovation. Ce qui justifie que l’on célèbre autant l’entrepreneuriat et les startups.
De l’organisation des processus d’innovation
Songeons-y : combien sont les innovateurs qui parviennent à bouleverser un univers économique à partir d’une intuition ? BlablaCar, Uber, Airbnb, pour ne citer que ceux que l’on évoque le plus souvent. Pourquoi y parviennent-ils mieux qu’auparavant ? Sans doute parce que les moyens de diffusion de leurs idées se font à cout marginal grâce à internet, pour ce qui concerne les trois précédents. En conséquence, ils sont beaucoup plus nombreux car ils ne sont plus limités par l’espace, même si la régulation et les lois restent une frontière pour nombre d’entre eux. Il existe donc plusieurs différenciants déterminants à l’ère numérique :
a) L’accès massif aux connaissances et technologies génériques, comme nous l’avons évoqué plus haut. Ces technologies sont disponibles sur Wikipedia ou sur Github par exemple. Wikipedia, on le sait représentant une encyclopédie d’une taille à peu près cent fois supérieure à celle de Britanica, une référence en la matière… Quant à github ce réseau social pour codeurs, il devient progressivement une base de connaissance pour ainsi dire indispensable tant il procure des gains de qualité et de performance.
b) la capacité de réunir des innovateurs à façon. Auparavant, faire travailler des experts ensemble était complexe et couteux. Il convenait de les mettre pour ainsi dire physiquement ensembles les chercheurs amenés à travailler sur un projet commun. Si l’on voulait avoir une chance que cela se passe dans de bonnes conditions, cela signifiait qu’il était nécessaire de contractualiser sous une forme impliquante et pérenne, généralement par la biais d’un contrat de travail. Le choix, en amont, des compétences que l’on sélectionnait, déterminait souvent l’orientation du projet. Si le projet comprenait une part importante de physiciens des matériaux, il devenait probable que la part d’innovations liées à la physique des matériaux serait prépondérante.
Avec le numérique, la possibilité d’agréger des compétences variées et momentanée est incomparablement plus élevée. Non seulement est-il possible d’accéder à la compréhension du mode de fonctionnement de systèmes et technologies génériques, mais de surcroît, il est possible de requérir, à coût faible, la compétence d’experts, bénévoles ou non, pourtant situés aux quatre coins de la planète.
Ces innovateurs peuvent être mobilisés en fonction de leurs compétences, pour un temps long ou pour un temps bref ; leurs compétences deviennent granulaires et ceux-ci savent que plus leurs connaissances sont diffusées, plus ces compétences mises en œuvre les valorisent et leur permettent de maintenir leur expertise. Ce modèle permet ainsi très rapidement d’initier des « forages » dans de nouvelles terres conceptuelles.
On conçoit donc que l’open-innovation à l’ère numérique se résume surtout à accéder massivement aux idées et techniques génériques de façon simple, par internet tout en permettant à des innovateurs d’échanger dans un modèle multipolaire, où l’initiative n’est plus le fait du leader mais de l’ensemble des sous-parties du groupe. De ces notions ont découlé d’autres principes : ceux des méthodes agiles, de l’holacratie.
Lorsqu’il est apparu évident que le système multipolaire était potentiellement plus efficace que le modèle hiérarchique, il est devenu nécessaire de structurer des organisations de projets efficaces à des échelles potentiellement importantes. Le Scrum par exemple, né dans les années quatre-vingt-dix a permis, par le biais des plateformes numériques, d’accroitre très sensiblement l’efficacité de développement des projets informatiques, mais aussi industriels ou encore dans les domaines des services.
Notions clés de l’open innovation, pour résumer
1/ L’accès à l’information évoqué ci dessus soit (i), la capacité de réunir des compétences pertinentes en fonction du contexte (ii) et l’apport des plateformes de gestion de projet de type Scrum (iii) ont donc provoqué un séisme dans la logique d’innovation des entreprises. La conséquence qui en est la plus visible est probablement la nature de l’innovation : d’une innovation incrémentale -en blouse blanche- qui aura vu le moteur a explosion être amélioré durant 140 ans, l’innovation devient de rupture et consacre donc un Elon Musk qui arrive à lancer une voiture d’un niveau d’innovation radicale avec un nouveau type de moteur et un nouveau concept de véhicule.
En soit cette première approche est incomplète : elle ne fait qu’ouvrir partiellement le potentiel d’innovation qu’offre la révolution numérique. En réalité, deux notions complémentaires semble à prendre en compte
2/ la multitude, soit la capacité d’échanger sans cesse avec de multiples communautés, qui paraît aujourd’hui se trouver être le seul moyen de préempter le prochain coup avant les concurrents ;
En réalité, ce n’est donc pas dans le fait de détenir l’innovation que les entreprises de l’ère digitale se différencient, mais dans le fait de la mettre en oeuvre.
3/ et la data d’autre part, qui permet réellement d’accéder à l’ensemble des itérations de la multitude. Dans cette donnée se trouve peut-être le futur de nombre de nos acteurs économiques : les hôteliers pour mieux comprendre et anticiper les besoins de leurs clients, les fabricants d’avions et de voitures pour faire de même, les grandes sociétés de pharmacie pour ne plus vendre seulement des molécules, mais plus largement des protocoles médicaux, et ainsi de suite.
Ce n’est plus le stock d’innovation qui importe mais sa mise en oeuvre et son amélioration constante, son flux.
En réalité, ce n’est donc pas dans le fait de détenir l’innovation que les entreprises de l’ère digitale se différencient, mais dans le fait de la mettre en oeuvre. Ces entreprises ont compris que la meilleure façon de valoriser une innovation n’est plus de la breveter, mais bien de l’utiliser et de l’améliorer sans cesse. Or, quel peut être le meilleur moyen de comprendre la façon dont les innovations sont utilisées que la data ? La data – l’empreinte des utilisateurs des produits et services des entreprises – révèle comment les voitures de M. Musk sont utilisées, ce qui dysfonctionne, ce qui est apprécié. Potentiellement, c’est toute l’expérience entre le consommateur et la voiture qui peut être analysée. Il en est de même pour Facebook. En observant la façon dont sont utilisés ses réseaux sociaux, ou encore ses casques Oculus, Facebook dispose d’un laboratoire de R&D, dont l’échelle est la planète. Facebook démontre brillamment que celui qui détient la data dispose en fait d’un moyen de mettre en oeuvre un état permanent d’innovation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Sur un plan anthropologique, il s’agit sans doute de l’un des aspects les plus remarquables de ce changement d’ère. Ce n’est plus le stock d’innovation qui importe mais sa mise en oeuvre et son amélioration constante, son flux. Et comme le disait encore récemment Jinni Rometty, CEO d’IBM : « Il n’y a plus d’effort d’innovation, l’innovation devient un état constant et ceux qui ne l’ont pas encore compris vont disparaître. »